Édito # Hors-série 2
Carmela

Nous sommes restés parmi ces vallées, ces monts et ces plateaux, dans cette terre dure, pelée et sèche où les pierres sont ce qui pousse le mieux... Nous sommes depuis des décennies sous des cieux profonds et lourds d'où tombent des canicules qui n'ont d'égales dans leur violence que les gelées hivernales. Des cieux si lourds qu’ils vomirent sur nous  plusieurs milliers de tonnes d'acier. Nous sommes ici, Carmela, dans ces paysages sans fin où rien n'arrête l'œil ni les balles (sinon le corps d'un compagnon). Et puis, au milieu de ce décor austère, la Grande Plaie, toujours ouverte, la fissure, le grand serpent anthropophage et sacré : le Fleuve.
 
Je l'ai vu boire, cette terre ; et manger, ce fleuve.
 
Elle a bu tout le sang qu'elle a pu, cette terre, celui de la réaction qui célébrait la Mort et surtout le nôtre, bien rouge, presque noir. Notre sang ne coulait que pour une chose que j'ai entendu criée en 50 langues : « Libertad, libertad, libertad. » Il en a avalé des hommes, ce fleuve, emporté des camarades dans ses entrailles boueuses pour ne jamais les rendre, dévoré des fous le chevauchant sur des coquilles de noix. Nous étions l'armée du fleuve, te souviens-tu Carmela ? Nous avions promis de résister, de continuer le combat face aux faisceaux qui voulaient nous crucifier, encore et encore. Nous avions promis de ne jamais plus nous soumettre au Joug, de mourir plutôt que de redevenir esclaves... C'est ce que nous avons fait Carmela, nous sommes restés, enfouis dans le sol, les uns avec les autres, les uns mêlés aux autres sans distinction, recouverts d'oubli, ensemble... Nous sommes toujours là et ce n'est pas si triste finalement. C'est même plutôt amusant que ce soit nous, ordinaires hérétiques, fils du peuple sans foi, qui, malgré leurs curés, Sainte Église et Dieu tout puissant, vivions par delà la Mort. Nos corps devenus pierres de ce paysage, nous revenons plus nombreux à chaque fois qu'il pleut, émergeant de la boue comme du fond de vos mémoires, pour continuer à nous regarder en face.
 
Carmela, sœur, mère, fille, amie, compagne, camarade, amante. Carmela, qui n'est pas restée figée comme nous dans le temps, dans ce chaos minéral, j'espère que ta trajectoire fut heureuse malgré tout. Ce qui s'est passé ici a marqué la suite en creux, d'un vide répercuté et d'une compression de la réalité. Une déflagration, comme celles qui nous tuaient sur place sans que l'acier ne nous touche. Une onde de choc de celles auxquelles nous survivions en mordant un misérable domino. Vous, survivants, je sais combien vous fûtes écrasés. Vous qui avez suivi le cours du temps. Toi, ceux et celles qui sont venus après nous, je sais combien ils vous ont, sans avions ni mitraille, pilonnés, écrasés sous le poids de l'ordre de plomb des vainqueurs. Je sais combien vous avez payé notre engagement. Je sais aussi que vous avez survécu aux coups, aux deuils, à la torture, à l'humiliation, au désespoir, à l'exil, aux privations et à l'enfermement en serrant vos mâchoires sur un morceau d'idéal, un souvenir aussi modeste que vital. Mordre de toutes ses forces pour que la tête n'éclate pas. Vous avez dû nous maudire d'être tombés ; nous en vouloir pour nos échecs, nos erreurs, nos bassesses, notre absence.
 
Maintenus en vie à travers vous, nous sommes restés des hommes, pas des fantômes. Vous nous avez perpétués dans vos joies, vos enfants, vos luttes, vos passions, projetés dans l'avenir. Comme ce sol, comme ces lieux, vous nous avez assimilés dans le silence, intégrés dans le secret sans nous détruire vraiment, en gardant le plus dur de ce que nous étions.
 
Tu vois bien Carmela que les bombes n'ont rien pu faire finalement.
 
Aujourd'hui ce sont nos retrouvailles Carmela aux mille noms de femmes. Carmela veuve, orpheline, persécutée, résistante. À présent plus que jamais cette guerre suspendue reprend son cours sur de nouveaux champs de bataille. Dis à tes filles et à tes fils, Carmela, que nous avions commencé à rêver la réalité, que nous n'avions rien de héros et que pour nous ni repos, ni honneurs. Dis-leur que nous aimions rire et que nous chantions qu'ils naitraient le poing levé. Dis-leur simplement que nous prenons part, encore, à leurs côtés à l'émancipation du genre humain. Souviens-toi aussi que je suis toujours là où tu m'écrivais Carmela, là où la Mort m'a enlevé à toi : «En el frente de Gandesa, primera linea de fuego...»
 
A. Buendia